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Ljana Podratzky
16 avril 2015

- « Elle l’a aimé. Elle aurait pu l’aimer encore

3I0150

- « Elle l’a aimé. Elle aurait pu l’aimer encore », m’a répondu l’écho lorsque, tout en haut du rocher, j’ai crié ma colère dans le vide.

- Grete, tu es une sentimentale incorrigible.

Le mercure était descendu brutalement. Montant des abords de la ville, le vent s’était mis à souffler et imprimait aux fenêtres ouvertes un balancement aléatoire qui les cognait avec un bruit sourd contre les murs.

Les magasins étaient envahis par une marée humaine. Après notre séance d’achats, je présentai Grete à Silvio et à ses copains lors de la rencontre rituelle, programmée comme d’habitude à chaque retour de vacances. À cause du mauvais temps, il était hors de question de rester en terrasse. Nous trouvâmes donc refuge à l’intérieur où, sur les tables, les petites appliques coiffées d’abat-jour aux couleurs chatoyantes étaient déjà allumées.

- Ces nuages lourds et cette humidité ambiante pourraient faire croire qu’on se trouve déjà au mois de novembre, remarqua un convive.

Grete regarda le ciel, brusquement assombri. L’atmosphère lui sembla propice à l’évocation de certaines coutumes. Elle se remémora ses notes et décrivit la nuit qui précède, en terre d’orthodoxie, la fête de la Saint André.

- C’est une nuit habitée par des esprits, par des messagers de l’ombre qu’on dit capables d’éclaircir tous les mystères. Le chargé de cérémonie, après avoir prononcé une série d’incantations, arrive à obtenir des confidences, à déchiffrer des secrets jusqu’alors enfouis, juste en contemplant la surface d’un récipient rempli d’eau claire.

- Grete, scrutées par le Ministère de l’Intérieur, certaines choses peuvent, soudain, paraître transparentes.

Grete enchaîna, en ignorant ma remarque.

- On raconte même, dans les villages, que cette nuit est peuplée de revenants, que les femmes perdent la tête et tombent amoureuses d’êtres qui ne sont qu’à moitié des hommes et tiennent le reste du loup.

- Chérie, ce ne sont ici que des croyances populaires. Ceux qui les écoutent se transforment certainement en morts vivants et quittent rapidement ce monde.

Karl affichait un large sourire lorsqu’il prononça ces mots, mais ses lèvres avaient une teinte violacée. Nos amis - habitués à l’écume légère qu’il leur servait habituellement et avides d’entendre des petites histoires piquantes extraites de ses aventures réelles ou imaginaires - le regardèrent avec une certaine inquiétude. Ils avaient raison. Dans son regard, on pouvait desceller l’ombre d’un crayon pointu. Dans sa bouche, on pouvait deviner le claquement d’une langue prête à croquer les quelques brebis qui sautillaient encore sur la prairie verte d’un canevas imaginaire.

Je ne sais pas à quel moment il commença à écrire, probablement dans le courant de la nuit. Nous le retrouvâmes, le matin, endormi sur le canapé. La couverture avait glissé par terre. Sa tête gisait sur l’oreiller.

« Viens, rapproche-toi sur la pointe des pieds. »

Myriam réveilla l’ordinateur du bout de son petit doigt, et, ensemble, nous lûmes la page que la machine voulut bien nous dévoiler.

La jeune princesse a été enchaînée au rocher. L’histoire ne nomme pas l’auteur de ce crime. Il ne peut certainement pas être imputé au dragon qui a élu domicile dans le lac situé dans les parages. Ses pattes - qui sont celles d’un palmipède - n’auraient jamais permis un travail d’une telle précision. Les langues de feu qu’il envoie périodiquement à l’assaut des fortifications de la cité toute proche indiquent, cependant, qu’on a affaire - dans le domaine qui lui est spécifique - à un personnage d’un extrême professionnalisme.

Nous nous trouvons quelque part aux confins d’un grand empire, au début d’une époque que les historiens qualifient de moyenâgeuse.

La princesse, habillée d’une robe verte, rêve à l’instant où on lui rendra la liberté, où l’on brisera ses chaînes. Ses poignets lui font mal, et ses lèvres desséchées sont sillonnées de crevasses.

Les scribes notent sur leurs tablettes :

« La princesse invoque la miséricorde divine, confiante dans le triomphe final du bien éternel. »

Saint Georges se trouve encore à une certaine distance de la scène que nous venons de décrire. Affublé de la panoplie du parfait chevalier, il reste visible même depuis des contrées dites lointaines. Le casque, le plastron et la lance, tous ses accessoires brillent quand ils se trouvent exposés au soleil. Le cheval avance lentement, gêné par le poids supplémentaire de la charge guerrière.

Sur le visage des habitants de la ville, qui viennent à sa rencontre, on peut lire un grand désespoir. Saint Georges écoute attentivement l’histoire du monstre qui sème la terreur.

Tous les efforts déployés pour faire cesser ses funestes agissements ont échoué. Les armées ont été vaincues, et le souffle de feu du dragon a continué à dévaster les palais et les lieux de promenade.

« Nous lui avons d’abord sacrifié les brebis blanches, puis les noires qui - cela restera entre nous – n’ont pas semblé le satisfaire. Maintenant, nous avons choisi, par tirage au sort, de lui donner en pâture une jeune demoiselle, la fille unique, la seule enfant du roi qui règne sur ces terres. »

Saint Georges n’hésita pas une seule seconde. Sans descendre de son cheval, sans laisser une minute de répit à sa monture, il se dirigea vers ce lac qui allait le rendre célèbre.

Nous ne connaissons la suite des événements qu’à travers les écrits des chroniqueurs. Certains disent que Saint Georges a fait pénétrer sa lance dans le cœur du dragon et que celui-ci a été ensuite décapité dans la cour de l’église.

- D’autres susurrent que la princesse, une fois débarrassée de ses menottes, a réussi à dompter l’animal et même à le promener, tenu en laisse, le long des échoppes de la rue principale.

Myriam salua ce dénouement en tapant dans ses mains. Je rajoutai :

- Cet improbable rapprochement pourrait évoluer vers une passion torride. L’attirance qu’ils ressentiront l’un pour l’autre sera quasi animale. Malgré des tares exposées publiquement, la princesse continuera à vibrer lorsqu’elle verra, dans l’eau du lac, le reflet du dragon, d’un vert intense.

- De la même couleur que sa robe, bien sûr, compléta Myriam.

Karl se réveilla et nous regarda d’un air étonné. Tel un enfant pris en flagrant délit, il eut d’abord le réflexe de se glisser sous la couverture. Ensuite, en nous entendant rigoler, il sortit la tête de cette cachette et grommela :

- Y a-t-il quelqu’un qui, dans cette maison, aurait songé à préparer le café ? Vous savez bien que, le matin, cet accélérateur nerveux m’est indispensable.

Myriam, derrière mon dos, lui tira, je crois, la langue.

Un journal était posé par terre. Je le ramassai et je survolai l’article étalé en première page.

- Mes enfants, je constate que nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Le dragon a changé de couleur et ne pense plus qu’à ce carburant qui fait tourner la machine. Après avoir pompé toutes les ressources du lac, il a recouvert son squelette dialectique des écailles rouges du matérialisme.

Les joues de Karl rosirent.

- Toi ma petite fille, si tu n’es pas gentille, je te donnerai à manger aux chiens, peut-être même aux crocodiles. Quant à la dame à tes côtés, j’éparpillerai, pour me venger, ses faiblesses à tous vents. Elle pourra les retrouver, ainsi exposées, sur les bandes déroulantes des dépêches de presse, entre les lignes des journaux et des magazines et, bien entendu, dans le regard courroucé d’une foule d’internautes anonymes.

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